En mai 2025, parution de UNHEIMAT 2.0, deuxième partie du texte de José Miguel del Pozo dans le cadre de l'exposition collective Un repas sans champignons est comme un jour sans pluie.
En retraçant sa propre expérience migratoire, José Miguel del Pozo traduit son déboussolement par un sentiment d'inquiétante étrangeté. Faisant suite à UNHEIMAT/Der Prozess, il poursuit une reflexion sur la condition de l'éternel·le étranger·ère, en quête d'adaptation dans un monde à la fois familier et inhospitalier.
UNHEIMAT 2.0—Deuxième partie
Bookshelter [Abri à livres] est le résultat d’une erreur, le rejeton imprévu d’une amourette/dans l’intérêt de la rationalité (cette belle licorne), on devrait dire bibliothèque au lieu d’abri à livres/c’est la bêtise de l’émotivité, l’éclat de la vulnérabilité, l’éblouissement de l’empathie/ les mots qui proviennent de l’erreur sont les plus belles machines à penser/une brique peut à la fois construire une maison et briser ses fenêtres, en fonction de l’endroit où elle se trouve, de son utilisation et de la valeur mécanique qu’on lui applique: force+vitesse+direction=CRAC/un livre est une brique et une maison est un abri, donc beaucoup de livres sont la possibilité d’un abri/être au chaud et manger; la rencontre (mal)chanceuse entre des yeux de couleurs différentes; la peur qui gère l’économie des affections; les coïncidences de membres désarticulés; le lien des mêmes traumatismes; la chaise qui porte le lecteur; se réveiller auprès de ce lecteur insomniaque, perdu dans son désert, (in)dormi à tes côtés/ Bookshelter, c’est l’impossibilité d’une rencontre, mais la reconnaissance d’un possible chez-soi où les livres se reposent.
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Récemment, je suis allé à Barcelone pour visiter le garde-meuble où sont stockés mes livres. J’y suis actuellement, et les choses commencent à tomber en cascade: livres et bandes dessinées, vêtements et carnets, documents et couvertures qui témoignent d’un beau moment que j’ai détruit; des livres qui représentaient tout pour moi et dont je me fous éperdument à l’heure actuelle. Je maudis ma vie entière. J’ai fait ce voyage pour chercher ces livres et les ramener à la maison, à Berne, parce que c’est à la maison que se trouvent les livres, mais c’est du n’importe quoi, la maison c’est quelque chose d’autre, quelque chose que je cherche depuis toujours et que je n’ai pas ressenti depuis un temps qui me semble éternel.
Et ça me fait peur de penser que je ne le ressentirai jamais.
Un ami dirait que j’exagère. C’est vrai, je suis égoïste et je ne vois pas de plus grand drame que celui qui ne trouve de repos nulle part.
Des arrière-plans animés se dessinent tout seuls. Des villes entières sont esquissées pour la fiction, sans que personne ne les ait parcourues avant que l’histoire et les personnages ne soient posés et mis en scène, rendus vivants par la nécessité de combler un vide dont il serait insupportable d’être témoin. Lorsque tout est terminé, ces villes reposent à l’infini dans un tiroir quelque part, des villes sombres et silencieuses où l’on ne verra jamais ce qui s’y passe.
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ARCHITECTURE ANIMOSITÉ
Nous roulons sous le pont qui se jette dans l’avenue Bolivar devant nous et, au bout, las Torres del silencio [les Tours du silence], l’un des postes de migration qui séparent la ville et protègent la lutte des classes. Mon ami Alexander m’invite à lever les yeux vers le bout du tunnel et je suis immédiatement attaqué par las Torres del parque central [les Tours du parc central], les gardiennes modernes et brutalistes d’une intention inachevée: un complexe culturel/logement, le wet dream d’un Midas de l’extraction pétrolière que Caracas n’a pas réussi à contenter.
Alexander me chuchote alors tranquillement à l’oreille: c’est Neo-Tokyo mec, nous vivons dans AKIRA.
Certaines idées ont la capacité de changer la façon dont on perçoit la réalité, champignonnant jusqu’à tourner à l’obsession. Les corps obsessionnels, les corps pleins d’organes de l’obsession qui manquent d’espace pour agir dans l’espace autopréservé de la réalité, ce monstre qui construit des frontières. Caracas est la ville qui a inspiré l’épopée d’Otomo, une entité dystopique qui a dépassé son futur.
Carakira est une ville que nous ne verrons qu’après l’apocalypse.
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(dés)ORIENTÉ
(NON)fiabilité
J’arrive au Caire à 2h30 du matin et me dirige, fenêtres ouvertes, vers mon Airbnb, respirant la pollution et profitant du spectacle lumineux qui anime la ville bien au-delà de la nuit. Je ne dors pas, je ferme les yeux quelques heures, je les ouvre et je me promène dans le quartier où je loge. Contre toute attente, le lieu m’est familier et je ne suis ni perdu ni effrayé, bizarrement je m’oriente et me fraye un chemin à travers les motos, les bus et les commerces improvisés dans ce labyrinthe. La méfiance fiable de cet endroit me donne l’impression d’être de retour à la maison, je me promène à nouveau dans Caracas, au Venezuela.
Caracas, cette ville qui se construit, se détruit et se reconstruit tous les jours; vallée autosuffisante qui se soumet par la peur et qui nourrit notre survie sous la forme de mangues; une rivière asséchée remplie d’or.
Le dernier jour, quelqu’un m’emmène à la tour du Caire, la tour écrasante qui domine une ville qui a dépassé ses limites il y a longtemps déjà. Elle me demande si je me sens désorienté au Caire, je dois admettre le contraire: je suis extrêmement bien orienté ici, il y a une beauté familière dans son étourdissement.
—José Miguel del Pozo, janvier 2025.
Traduit par Thomas Patier.