En mai 2025, parution de UNHEIMAT/Der Prozess, première partie d'un texte de José Miguel del Pozo dans le cadre de l'exposition collective Un repas sans champignons est comme un jour sans pluie.

En retraçant sa propre expérience migratoire, José Miguel del Pozo traduit son déboussolement par un sentiment d'inquiétante étrangeté. Il entame ainsi une reflexion sur la condition de l'éternel·le étranger·ère, en quête d'adaptation dans un monde à la fois familier et inhospitalier.

UNHEIMAT/Der Prozess—Première partie

Unheimat, c’est un mot qui m'est venu en discutant avec une amie. Elle m'a parlé du sentiment d'étrangeté que l'on ressent lorsqu'on s'éloigne suffisamment longtemps de son pays d'origine pour vivre dans ce nouvel endroit qui, de fait, n'est pas si temporaire que cela. Elle cherchait un titre pour un projet qu'elle mène à l'étranger et a pensé à un titre: uncanny land [terre troublante]. Elle avait besoin de nommer l'endroit où elle allait vivre pendant les six prochains mois et comment cela lui faisait ressentir et penser un manque dans son propre sens de (dé)placement. J'ai toujours pensé qu'à chaque fois que l'on passe plus de trois semaines loin de chez soi, on n'est officiellement ni en voyage ni en vacances, mais plutôt dans un endroit où la vie se déroule. #bleiben [#rester]

Je lui ai dit que uncanny [troublant] a toujours été une sorte de traduction imprécise d'un mot allemand compliqué et d'un terme psychologique encore plus vague inventé par Freud. Elle l'a reconnu et je lui ai fait un clin d’œil, car j'adore les jeux de mots et la création de mots.

Unheimat est un mot que j'ai inventé en associant le préfixe négatif un au mot heimat, en tenant compte du fait que le mot unheimlich contient également le mot heim comme partie intégrante de son sens global. Unheimat fait référence au sentiment d'être étrangé/éloigné de/depuis/dans notre maison. Que l'on soit nouveau ou ancien, on est poussé à ne pas se sentir chez soi dans sa propre maison: on peut être étrangé/éloigné de son heim simplement en étant là ou/et en faisant l'effort d'être et de se sentir présent.

Le déplacement n'est pas une surprise pour celleux d'entre nous qui ont été déplacé·es par la vie dans des endroits auxquels nous n'appartenons pas complètement, tout en étant obligé·es d'y gagner sa vie.

Alors, qu'est-ce que le chez-soi? Le foyer est (comme me l'a dit ma thérapeute) l'endroit où la blessure grandit et construit sa sécurité, une sécurité faite pour que nous nous sentions à l'aise dans notre matrice blessée, la matrice d'où nous cherchons toute notre vie à retourner. Le foyer est en quelque sorte un mélange de l'utérus et de la blessure qui nous en expulse. C'est un endroit que nous essayons constamment de reconnaître et parfois de réparer.

Unheimat n'est pas un éloignement de la maison, mais l'absence de sa présence à l'endroit où notre maison est installée aujourd'hui.

Dans le processus de migration, nous cherchons et rassemblons les morceaux d'un lieu qui se construit ailleurs: dans une terre inconnue qu'au présent nous ne connaissons pas et dont nous ne nous soucions pas vraiment, puisqu'elle nous rappelle que nous ne rentrons pas chez nous à la fin de la journée, une terre qui, à notre insu, affecte et façonne nos journées de manière insondable. #weg [partir]

Ce processus d'être étrangé-éloigné de notre maison et l'évidence qu'elle ne sera jamais notre maison, cette force qui nous pousse à construire et à imaginer un heim non présent dépouillé de sa présence présente a la capacité de faire de nous des voyageur·euses du temps et de l'espace: venant d'un passé historiquement rigide et inconnu, nous sommes poussé·es vers un avenir dont l'évidence matérielle est liée à un présent dans un autre pays.

Les migrant·es sont les seuls humains—douloureusement—libres. Puisque nous sommes capables de voyager dans le temps, même si l'espace est généralement délimité et frontalier pour nous en tant que Groupe de personnes sans cohésion.

Je suis en Europe depuis 2017 et j'ai passé la plupart de ce temps à voyager parce que je gagnais ma vie en tant que tatoueur, mais depuis que j'ai déménagé en Suisse l'année dernière, le sentiment de n'appartenir à aucun endroit a grandi de façon exponentielle, même si, enfant, j'ai beaucoup bougé, venant d'un foyer diplomatique. J'en suis venu à penser qu'il n'y a pas de maison pour moi et que la maison est en effet l'endroit où ma blessure de déplacement me sauverait, mais en tant que membre de la diaspora latino-américaine toujours croissante, j'en suis suis également arrivé à la conclusion que nous assumons un présent unheimat où que nous soyons (dé)placé·es: en allant dans le nouveau monde, nous sommes obligé·es de faire partie intégrante d'une histoire étrangère et de l'architecture de pouvoir qui a été mise en place lors du processus de colonisation de l'ancien monde.

«C'est alors qu'il crut que la promesse qui lui avait été faite était sa mission. Même s'il ne comprenait pas pourquoi c'est à nous d'accomplir une promesse qui n'a pas été réellement faite.» Clarice Lispector, La pomme dans le noir, 1996.

Depuis que je vis en Suisse, j'ai toujours été confronté à deux questions. L'une est «pourquoi la Suisse?» et je vais m'épargner la peine de répéter la réponse, à cause de son évidence stratifiée; l'autre est «pourquoi travaillez-vous dans une cuisine alors que c'est manifestement en dessous de vos capacités?» cette question est le centre de ce texte, d'une certaine manière j'écris la réponse à une question qu'iels ne cessent de poser. #auslander [étranger]

Je travaille dans la gastronomie et grâce à cela, j'ai pu gagner ma vie au-delà de mes besoins, et cela permet aussi à ma famille restée au pays d'avoir les moyens nécessaires pour s'épanouir et non pas seulement survivre. Cela répondrait non seulement à la deuxième question, mais donnerait également un indice sur la première. En tant que migrant, on a toujours un pied là où l'on vit et un pied dans le pays que l'on a quitté, ce pont humain rend possible une vie qui est parfois excessivement compliquée à expliquer à celleux qui n'y participent pas (qui n’en ont pas la nécessité). #erklaren [#expliquer]

En décidant de ne pas vivre de mon art et d’avoir un travail qui semble en dessous de mes capacités en tant qu'artiste, je fais en sorte que des choses se produisent dans un pays lointain où ce travail n'aurait pas beaucoup d'importance, et encore moins une forme d'art autre que l'art de survivre, ce qui est la règle pour la majorité des gens de ce côté-ci de l'Atlantique. Au lieu de faire de l'art, nous avons la foi (faith) et F.A.I.T.H. signifie: Family Abroad In The Hustle [Famille à l’étranger dans la débrouille], ou comme nous le disons au Venezuela: F.E.: Familia en el Extanjero [Famille à l’étranger]. #vertrauen [faire confiance]

Dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres cas similaires, le processus devient un moyen de se propulser dans le futur tout en regardant vers le passé.

Le processus est le moyen de déclencher le processus ailleurs, quelque part.

N'importe où.

—José Miguel del Pozo, décembre 2024. Traduit par Thomas Patier