À partir du 15 avril 2020, Raconter le jardin, retour sur un atelier autour des plantes médicinales, un entretien de Minia Biabiany avec Antoine Aupetit à propos d'une résidence en milieu scolaire à l'École élémentaire de Wittersdorf, accessible en ligne dans le cadre du programme Windows (18 rue du Château).

Minia Biabiany a participé à l’exposition collective Le jour des esprits est notre nuit en 2019. Elle y a produit l’installation Qui vivra verra, Qui mourra saura conçue comme un espace de réflexion sur le savoir, la mémoire et notre relation à la construction sociale du jardin de case guadeloupéen, qui est une des premières formes d’appropriation et de construction du territoire pour les mis en esclavage de la Guadeloupe.

C’est dans ce rapport à la transmission des connaissances présent dans le travail de Minia Biabiany que nous l'avons invitée à participer à une résidence en milieu scolaire à l’École de Wittersdorf.

Cette résidence, qui s’est construite autour de la mise en place d’ateliers, donne force à la présence de l’artiste, et rend intelligible, sensible, le passage de la création d’une œuvre dans un espace d’exposition aux possibilités de gestes artistiques déployés en milieu scolaire. Minia Biabiany a été accueillie par les enfants et leurs enseignantes Isabelle Steffan et Célia Binder dans une école entourée de collines arborées, de champs, qui se situe à quelques kilomètres du centre d’art.

 

Ton installation Qui vivra verra, Qui mourra saura questionne notre relation à l’histoire et particulièrement à la mémoire, tu avais demandé aux enfants de l'école, avant de les rencontrer, de réaliser des séries de dessins sur l’espace de ton installation. Quelle est pour toi la place de cette relation à l’espace et aux souvenirs?

Pour moi, l’espace est un contenant qui participe à la mise en liens d'éléments de natures différentes. Le fait d’être en mouvement dans un espace et d’être en même temps en train d’observer une installation crée une attention somatique singulière parce qu’elle sollicite plusieurs sens en même temps. Je cherche à solliciter ce ressenti du corps et à générer une observation personnelle, précise. Mais ce type d’attention n’est pas systématique pour un spectateur, je le vois comme une perception “intérieure” ou propre, un espace dans lequel il faut entrer également.

L’installation Qui vivra verra, Qui mourra saura s’est construite à partir de la rencontre entre mon vécu de l’espace qu’est le jardin créole, et une description théorique de sa constitution et de sa signification magico-religieuse quasi disparue (cf. le livre Corps, jardin, mémoires de Catherine Benoît*). Pour déterminer comment organiser l’installation je me suis basée sur les deux approches. De manière générale, à chaque fois que l’on se souvient on modifie un peu ce que l’on avait mémorisé au départ. Comme je n’étais pas présente lors de la visite des enfants au CRAC Alsace, j’ai demandé qu’elles·ils dessinent certaines parties de l’installation pour créer une expérience d’attention commune et qu’on puisse échanger par la suite à partir de leurs souvenirs de parties localisées dans l’installation. Je souhaitais orienter, au moins partiellement, ce dont elles·ils se souviendraient pour m’en servir comme base de travail et recréer ensemble ce jardin à l’état de trace.

Tu as sollicité chaque enfant à ramener des plantes médicinales à l’école, comment as-tu travaillé avec elles·eux sur les savoirs de l’utilisation de ces plantes?

L’idée était d’aborder la plante médicinale comme un personnage vivant, dans une histoire construite à partir de ce qu’elles·ils connaissaient et non du jardin créole. Le fait de ramener des plantes de chez soi permettait d’engager leur curiosité à partir de leur environnement. Une fois ensemble, j’ai commencé par demander aux plus grand·e·s ce qu’elles·ils savaient de ces plantes, et si elles·ils pouvaient me donner leurs propriétés puis après une session de toucher, d’observation, d’olfaction avec les plantes amenées, nous avons regardé une courte vidéo sur une expérimentation dans une école dans laquelle on compare la croissance de deux plantes, une qui reçoit des compliments, et l’autre des injures. Nous avons discuté des émotions pour ensuite commencer à construire de petites narrations impliquant une plante, un personnage, une émotion et un lieu. Je leur ai montré des dessins d’herbiers du Moyen-Âge, ainsi que quelques symboles d'éléments de la nature comme l’eau ou le feu avant de passer à une session d’écriture de leurs histoires puis de modelage. Pour les plus petit·e·s, nous avons aussi discuté des émotions, fait une courte méditation active en prenant l’image de la croissance d'un arbre depuis la germination de la graine, mais c’est directement en modelant qu’elles·ils ont composé leurs histoires.

Avec l’utilisation de la terre à modeler, quelle dimension sensible as-tu voulu donner aux enfants?

La terre à modeler permettait de transformer les dessins faits sur les feuilles de papier pour les former dans la matière, en volume, et d’impliquer le toucher en racontant nos histoires dans un petit espace.

L’école étant un lieu collectif d’initiation, comment penses-tu ta pratique d’artiste sur les notions d’apprentissage et de découverte du commun?

Ce qui m’intéresse dans la compréhension de ce qui se passe lorsque l'on apprend est la relation au corps et plus particulièrement aux émotions. “Découvrir le commun” n’est pas forcément “apprendre le même” mais peut être aussi valoriser ce qui est propre à chacun·e, pour se connaître ensemble. Je comprends la découverte du commun et donc de ce que l’on partage comme étant l’environnement, l’histoire, les émotions. Bien qu’apprendre ne soit pas couramment compris comme lié au corps, certains travaux en sciences de l’éducation comme ceux de Francisco Varela, présentent les émotions et le corps comme présents dans chacune des étapes de l’apprentissage, peu importe ce qui est appris. Quand je réfléchis au lien entre certains ateliers et mon travail d’artiste, je construis à partir d’un ressenti, d’un constat qui m’est propre et qu’il m'intéresse d’observer ou de rendre observable dans le corps ou dans l’espace. Dans les ateliers, je cherche souvent à créer des intensités différentes, des contrastes forts dans les types d’attentions demandés et ce jeu dans les intensités de perception se retrouve également dans mon travail d’installations et de vidéos, complètement transformé, mais présent.

Qui vivra verra, Qui mourra saura déploie l’idée d’un jardin créole guadeloupéen. Depuis ta venue à Altkirch, as-tu trouvé des rapprochements avec cette relation aux végétaux sur le territoire du Sundgau?

Parler de l’espace du jardin créole comme un espace singulier de relation aux végétaux en Guadeloupe parle avant tout, d’un lien au territoire qui serait positif, d’un attachement à la terre et à la création de croyances magico-religieuses qui nous seraient propres et qui remonteraient au système de plantation. C’est un élément culturel évident pour nos ancien·ne·s mais complètement effacé pour les jeunes générations. Le lien à la terre s’est transformé en Guadeloupe comme dans le Sundgau (les plantes aromatiques tenaient une grande place dans les soins des maux quotidiens). Les ateliers ont permis aux enfants d'interroger leurs parents, souvent pour la première fois, sur les bienfaits des plantes. Il est de moins en moins fréquent d'acquérir ces connaissances vernaculaires dès l'enfance, d'avoir cet élan vers les plantes et leur médecine, sauf si on la chance de grandir avec des personnes conscientes de cette richesse.

* Catherine Benoît, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe
, Paris, CNRS Éditions / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.