À partir du 7 juillet 2020, Patience (2020), un texte d'Elena Narbutaitė, accessible en ligne dans le cadre du programme Windows (18 rue du Château).

Patience est un texte écrit par lartiste Elena Narbutaitė, publié ici pour la première fois et parallèlement à lexposition Between Ears, New Colours. Écrit librement au cours de ces dernières années, ce texte rassemble des notes prises lors de voyages réels ou fantasmés à Berlin et Venise, des moments dattente. Sa «pile de textes désorganisés» (comme la qualifie Elena) trouve une trame organique, où lexpérience du temps recoupe celles du secret ou de lart: «le seul endroit où je peux me demander comment seraient les choses si tout était différent».

«Au même moment, je t’écris cette lettre au fil de nombreuses saisons, toi que je ne connais pas encore.»

Patience aurait pu être écrit au printemps 2020, lorsquune partie du monde est rentré à lintérieur, mouvement restreint, rêvant de certains plats, des jours entiers rythmés par le bruit dune fuite de lavabo. Patience aurait pu être lu dans cet espace-temps en suspens, dans un état de latence entre passé, présent et futur.

Merci à Elena de nous permettre de publier ses écrits et à Jean-François Caro de les avoir traduits en français.

Thomas Patier & Richard Neyroud

 

Patience

Berlin
Je regardais à l’instant des petits pains à la cannelle nappés de sucre fondu qui collent aux doigts et j’avalais le néant. Je venais de me rappeler à quel point ils étaient délicieux ici et que je pourrais en manger un. Depuis mon arrivée, la seule chose convenablement préparée que j’ai pu manger était ce cheese-cake au goût très fin, c’était la semaine dernière et je n’arrive pas à l’oublier. Avec une tasse de bon café. C’est le genre de choses dont je me mets à rêver dans une situation pareille; avec une patience excessive pour les choses à venir qui reposent sur des facteurs que j’ai besoin de connaître. Je comptais les jours et maintenant je compte les mois. Pourrais-je arrêter de m’alimenter pendant un mois? Pourrais-je entamer un régime sec et me persuader que c’est ce dont j’ai besoin? Ou vais-je continuer à rêver de petits pains et de roulés à la cannelle qui collent aux doigts et de ragoûts de viande et de frites avec de la mayonnaise bien épaisse et de lasagnes et peut-être de ce cheese-cake ? J’étais prête à manger toutes ces choses alors que je ne le mangerais pas nécessairement en temps normal. Tous ces plats. Ils viennent tous d’une sorte de milieu, ils sont quasiment accessibles. J’ai peur de finir par sortir du magasin avec des pommes ou des carottes tout en brassant les mêmes pensées, des pensées sur la nourriture et sur les pommes au lieu de penser à la vie.

Ensuite, une mélancolie a rapidement souffert avant de mourir sous mes yeux, à ce moment précis, dans la salle de bain, pendant que je me brossais les dents. Je me suis immédiatement rendu compte que cette patience, malgré son invisible présence, se tenait là à la place de la mélancolie. «La patience est la meilleure chose qui soit», ai-je murmuré toute seule, en répétant ces paroles prononcées par Patience.
Je suis toujours en train d’attendre une chose ou une autre. L’attente s’apparente un peu à l’essence même de mon être. Ces jours-ci, j’attends un moment jusqu’à ce que je finisse par avoir envie de regarder un film, c’est un cauchemar, alors j’attends que le sommeil arrive, curieuse des rêves et de leurs significations cachées. J’attends déjà le matin, tout comme j’attends le moment où je pourrai boire mon café, je sais à quel point c’est bon et j’attends d’enfiler mes chaussures, j’attends de ressentir le son de mes semelles sur le sol à l’extérieur, j’attends le milieu de la journée et de la semaine, quand je recevrai l’argent, puis j’attendrai que mes documents soit rapidement remplis pour obtenir plus d’argent, j’attends un moment où je serai riche, j’attends de savoir ce que cela signifie et des choses dont j’aurai envie quand ce moment sera venu, ou ce dont je n’aurai plus besoin. 
Je suis très impatiente car j’ai toujours l’impression que des choses vont arriver, et quand elles arrivent bel et bien, j’essaye de les regarder et d’apprécier l’instant présent, mais ensuite, l’événement suivant m’empêche de profiter de «maintenant» et me pousse en avant. Alors j’attends le moment où je serais assise au calme, avec une humeur égale. Ce sera probablement un après-midi, quand tous les plaisirs de ma vie seront rassemblés en moi. Je sais que ça se produira un jour, ça arrive toujours de temps en temps.

Venise
Il est environ 22 heures. Tout rôde autour de moi. Les portes de ma chambre sont entrouvertes et donnent sur le couloir. J’entends des gouttes d’eau s’écouler du robinet dans un des lavabos de la salle de bain. La propriétaire de cet appartement est probablement déjà endormie, mais sa télé est toujours allumée. Je vois miroiter les reflets du verre dans sa chambre. À cet instant, je me rappelle très bien de la fois où j’habitais dans un bel appartement à Berlin avec un lavabo endommagé. Il s’était cassé par en dessous, le tuyau s’était détaché, et je n’ai pas pu l’utiliser jusqu’à ce qu’il soit réparé. Après cela, j’ai placé une balle en plastique sous le lavabo, ce qui a révélé une fuite dans le robinet. L’eau s’écoulait sans arrêt, mais ça n’était pas visible quand le tuyau était encore en place. Parce que les gouttes tombaient directement dans le siphon puis dans la tuyauterie, si bien qu’on n’entendait rien. Contrairement à cet appartement et à cette salle de bain, où les gouttes d’eau tombaient d’abord sur l’émail du lavabo et ensuite seulement se frayaient un chemin dans le siphon et dans la tuyauterie.

Je suis restée à Venise la première nuit puis j’ai pris un bateau le lendemain pour aller sur l’île de Lido où j’ai réservé une chambre à l’hôtel Excelsior. Ce sont les nuits durant lesquelles j’ai décidé d’écrire une histoire. Et je commencerai deux fois, chacun de ces deux soirs, quand je serai à table à l’heure du dîner. Je serai assise seule sur une terrasse. J’y suis déjà, seule et avec le désir que quelque chose arrive, à cause de tout ce qui s’est produit avant mon arrivée ici. J’aurai beaucoup de choses à faire rentrer dans cette histoire qui sera bientôt racontée.
Et je suis assise dehors et je sirote un verre de vin vert bien frais, et je dépose mon stylo sur le papier. Je me demande: «Ai-je souvent besoin de mon carnet?» Cette question me vient quand mes doigts sont trop engourdis pour taper à l’ordinateur dans cet air glacial et humide. La brise est douce mais à la longue, je commence à frissonner. Je suis convaincue par toutes les choses de la vie en ce moment même, je vais bientôt écrire une histoire, bientôt quelqu’un entrera peut-être, maintenant, quelqu’un entre, il est déjà dans le restaurant, je ne sais pas de qui il s’agit exactement, mais je vois et je sais, au plus profond de mon cœur que cette personne vient de mes pensées au bout de toutes ces années, cet homme entre. C’est un cyborg mi-visible, mi-transparent, une composition de tous les hommes que j’ai connus au moins un petit peu jusqu’à présent. Et en même temps, il me paraît totalement nouveau, étranger, parce que c’est aussi un homme que je ne connais pas encore. J’ignore ce qui nous attend. Nous, deux vies séparées qui se soucient l’une de l’autre, mais pour combien de temps. Qui se soucient l’une de l’autre mais comment? Et le voici qui arrive.

Aujourd’hui, je me suis réveillée en regardant cette eau verte.

Je me sens si paisible que j’en ai oublié où je me trouvais et comment écrire. Je suis à l’intérieur de la boîte en forme de motif à carreaux et cette boîte est dans l’océan, remuant sur la surface avec des feuilles mortes, par une journée sans vent. Plusieurs d’entre nous sommeillent près de la plage. Dans mes yeux il y a beaucoup de choses, tant de bonnes choses, de nouveaux produits, des aliments que je n’ai jamais goûtés, des semences que j’aimerais voir pousser, des huiles que j’aimerais acheter, des savons que je voudrais posséder et utiliser, des parfums, des écharpes, des tissus, des journaux, des magazines, des morceaux de musique, des soupçons de musique, des cartons à empaqueter et l’argent flotte au dehors et se balance avec moi, et avec tous les déchets. Je pense enfin à toi, après tant de jours.

Ai-je un jour imposé une plongée dans ma propre vie?

Je tends l’oreille tandis que le soleil tombe, le soir colore les rues pour les endormir. La nuit pleure à travers le ciel au-dessus de cette ville, ses rues désertes, ses habitants vides et ces rencontres vides, des rencontres semblables à des bocaux ouverts attendant un miracle ou que l’amour explose à l’intérieur à partir du néant. Je t’écoute mais tes fréquences sont brouillées. J’entends beaucoup de bruit et je ne reçois pas le message, il se perd constamment dans les lignes. Triste ville, ces rues. Je pense toujours à la mort dans la lumière du matin, tous ces morts, ces anciennes vies, tous les gens qui vivent au-dessus, rencontres sans fin de précision et de brouillard. Mais en même temps ta voix semble nouvelle et tu as l’air jeune, peut-être un enfant du futur, un enfant qui marche sur le deuxième étage de la rue, sautillant et babillant comme le son d’une nouvelle voix.

Tu ne me croiras pas si je te dis que ce soir, les éclairs dans le ciel brillent perpétuellement. Au même moment, je t’écris cette lettre au fil de nombreuses saisons, toi que je ne connais pas encore, toi qui est à nouveau une multitude de choses, toi qui est peut-être un dieu, une ambition, ma raison, un système, une simple tentation. D’autres fois, tu es la pure tendresse que je recherche, parfois et la plupart du temps tu es quelqu’un que je n’ose pas regarder dans les yeux. Mais peut-être pourrons-nous nous regarder la prochaine fois, quand nous serons plus détendus. Ensuite, nous regarderons autour de nous et nous serons nombreux; remplissant les parcs, les cafés, les cinémas, les théâtres, sous les ponts, les parcs, les bancs, nous serons tous là et la vie sera bonne. Mais ne regardons pas tout de suite. Crois-tu qu’observer et se regarder dans les yeux sont deux choses différentes?

Que se passe-t-il?

Rien. Je ne sais pas.

Tu ne sais pas?

Il y a tellement de sentiments en moi qui me sont inconnus.

Pourquoi?

Le jury hier ou il y a deux joursje ne me souviens plus du jour exact, plusieurs membres du jury ont dit à l’un·e des étudiant·e·s: «C’est quelque chose d’important pour toi à ton âge, mais pour nous, cette époque est révolue.» Ils parlaient de sentiments qu’elles·ils n’éprouvaient plus, si bien qu’elles·ils refusaient d’y voir des raisons légitimes derrière le travail d’un·e étudiant·e. Mais quand j’y repense, je perçois bel et bien ces sentiments dans les premières œuvres de ces professeur·e·s.

Quelles sont les autres choses qui te dérangent?

Les secrets

Dans quel sens?

Dans le sens où le Secret est synonyme de dissimulation. Pour quelle raison cache-t-on les choses? Si tu tiens une petite perle sur la paume de ta main et que tu creuses un trou dans le sol, la perle est désormais cachée et devient un secret, le Secret naît de cet actepas de la seule perle, mais de la situation dans son ensemble, trou compris. Le Secret est un acte, une intention, mais une perle est une perle. Je crois qu’il existe des secrets bien plus profonds, du genre que ceux qui n’on même pas besoin d’être cachés pour rester secrets, et c’est pour cela que je suis perturbée par cette histoire de Secret, qui est un sujet trop souvent simplifié. L’acte de fabriquer un Secret peut faire l’objet de nombreuses manipulations. Aussi parce que le Secret est très souvent quelque chose dont on ne soupçonne simplement pas l’existence.

Les liens, avant la Patience
Des papillons dans l’estomacdepuis ce matin, gelés, dans le froid, sortant de chez moi par un temps glacial et les volutes expirées par le nez comme un dragon dans le matin à l’arrêt de bus.

De nombreux souhaits nés de ce rêve éveillé ne se réalisent quasiment jamaisdans cette ville et dans ce cercle et dans cette vie même, à ce moment précis.

Il y a un homme qui fréquentait peu de monde et qui était animé par les dérapages moraux. À présent je le comprends et je vois ce qu’il veut dire, bien que mon âme n’ait rien à voir avec cette forme de zen. J’arrivais dans la nuit après avoir passé la journée à songer à sa philosophie, j’ai commencé avec lui. J’ai rencontré des âmes adolescentes solitaires à midi. Nous avons parlé. J’ai dit quelque chose, elles aussi, mais ça n’était pas très important, bien moins que l’énergie du dragon que nous partagions tous. Nous avions le même désir lancinant mais le leur était bien plus précoce et clair. J’y pense tout le temps. Je pense à elles et à leurs visages.

Je suis trop stupide pour parler de beaucoup de choses ces temps-ci car toutes mes connaissances ont sombré dans des futilités pendant cette période d’essais. Il n’y a rien de pire qu’essayer. Cependant je ressens à présent le besoin de m’extirper des cercles qui m’entourent. Je regrette le train qui faisait voyager certaines parties de moi. Cette situation actuelle ne paraît pas bonne, il manque à cette façon d’exister les dérapages moraux qui devraient se produire pour transformer ou provoquer le cours des événements. En ce moment, quand j’écris, les gens ont tendance à me sembler théoriques, ils aiment parler. Ils peuvent parler toute la nuit, satisfaisant nombre de leurs désirs en parlant, et peut-être y parviennent-ils réellement. Pendant ce temps, je suis en mal d’action. Au bout d’un moment, après avoir parlé un peu, j’aimerais glisser dans autre chose, parfois sans même parler. En général, j’ignore si je préfère parler du tout. Dans certains cas, mais toujours avec d’autres choses.

Peut-être qu’écrire me fatigue, si bien que tu te retrouves face à toute cette opacité tandis que je garde la majeure partie de mes théories pour moi, et pourtant il y a au moins un peu de lumière qui transperce le brouillard recouvrant la planète de l’expression de soi. Le brouillard de dragon que chaque personne expire par les narines quand il fait froid. Je pense et je constate une fois encore que les vies les plus simples sont censées être constamment enrichies par les nouvelles expériences, et par conséquent continuent de changer. Pendant ce temps, ces autres vies bavardes ne cessent de sombrer dans le système de la boucle. Cela me déplaît. Je veux crier!

À ce stade, l’art est la seule issue, un lieu où j’oublie nos liens. C’est le seul endroit où les liens peuvent être une inspiration pour les rompre, et le seul endroit où je peux me demander comment seraient les choses si tout était différent.

Elena Narbutaitė