Du 12 décembre 2004 au 20 février 2005, Tongue In Cheek, exposition collective avec Wim Delvoye, Richard Fauguet, Marcel Marïen, Alain Séchas, Franz West, Guillaume Bijl, Joachim Mogarra, Claude Closky, et une project room avec Graham Fagen, sur un commissariat d'Hilde Teerlinck.

"L'humour, c'est le sens exact de la relativité de toute chose, c'est la critique constante de ce que l'on croit être le définitif, c'est la porte ouverte aux possibilités nouvelles sans lesquelles aucun progrès de l'esprit ne serait possible. L'humour entend bien ne point conclure, car toute conclusion est une mort intellectuelle, et c'est ce côté négatif qui déplaît à bien des gens, mais il indique la limite de nos certitudes, et c'est là le plus grand service que l'on puisse nous rendre. Toute certitude atteinte, l'humour intervient et, prolongeant le raisonnement jusqu'à l'endroit où il échoue, nous en fait voir la relativité. L'humour s'applique aux plus hautes recherches de l'esprit. C'est lui qui nous montre les limites des sciences "exactes", comme il nous montre chaque jour la limite des "certitudes" morales. Il ne nous conduit pas dans un monde nouveau, mais il nous prouve que notre monde est limité et que, derrière le mur qui nous arrête, doit exister autre chose.

Aucune critique ne peut être plus profonde ni plus féconde en résultats.

—Parlez-vous sérieusement? Demande-t-on trop souvent à l'humoriste. On ne pose pas la même question au poète, au peintre, au sage. Depuis le plus grossier calembour jusqu'à l'image poétique la plus belle, on sent obscurément la portée profonde de ces analogies, de ces comparaisons, de ces associations d'idées, de ces rimes, qui soulèvent comme un coin du voile épais qui nous masque les mystérieux rapports des choses et cette continuité formidable qu'est le monde. Et puis, lorsqu'il s'agit d'art ou de littérature, le jeu est admis depuis l'Antiquité, car on imagine que ce n'est qu'un jeu, un divertissement social qui ne touche pas aux "réalités". L'humour paraît, au contraire, dangereux, parce qu'il s'insinue dans les "choses sérieuses", dans les raisonnements admis qui sont le fondement même de la connaissance humaine, pour les pousser jusqu'à l'absurde et en prouver, par eux-mêmes, la relativité. L'humour n'est pas le rire. Le rire est un tribunal social qui juge et condamne les ridicules en les comparant à la vérité admise qui fait loi. L'humour, lui, n'est pas au service de la société: il se borne à nous marquer la rencontre du connu et de l'inconnu. Parlez-vous sérieusement? Mais le génie parle-t-il sérieusement lorsque, dans une folie d'imagination, il se plaît à renverser toutes les lois admises, toutes les expériences cent fois faites, toutes les raisons séculaires, pour opposer brusquement à toutes les certitudes humaines l'éclair d'une idée neuve que tout contredit?

Par respect humain, le savant ajuste ensuite de toutes pièces "la méthode qui l'a conduit de base. Ces lignes nous paraissent ainsi rigoureusement droites, tandis que si elles sont réellement droites, elles paraissent s'affaisser à leurs extrémités, comme dans à sa découverte", comme l'artiste cherche ensuite le support matériel qui lui permettra de présenter "sérieusement" son idée, mais tout cela n'est qu'un maquillage social, et l'idée de génie éclate dans un premier éclair de contradiction.

Zénon d'Élée était-il sérieux lorsque, opposant deux coureurs, Achille et une tortue partant quelques pas devant lui, il affirmait qu'Achille ne pourrait jamais rattraper la tortue, puisque chaque fois qu'il aurait parcouru l'espace qui l'en séparait, la tortue, pendant ce temps, aurait accompli un nouvel espace, si petit qu'il fût? Zénon, dit-on, s'efforçait ainsi de prouver que le mouvement n'existe pas, or le mouvement se prouve en marchant... Quelle pauvreté! Et n'est-il pas évident, au contraire, que Zénon, par cette objection, résumait l'incapacité où se trouvaient encore et où se trouveront toujours les mathématiques d'atteindre par un dernier sursaut la vérité tout entière. L'imagination est le réel dont les mathématiques ne sont que le souvenir. Or, un souvenir est limité à certains rapports, tandis que la réalité ne l'est point dans un monde où tout est continu et se tient, et ce que nous appelons illusion est souvent plus proche d'une réalité supérieure que ce que nous appelons certitude.

Un architecte imagine un monument: la colonnade du Louvre, par exemple. Il le conçoit égal et équilibré dans toutes ses parties, la géométrie et le calcul lui fournissent tout aussitôt les formules répondant à cette intuition, et le monument est construit. Un peintre se propose ensuite de prendre une vue du monument. Immédiatement s'impose à son esprit la nécessité de le dessiner en perspective: la géométrie et l'arithmétique traduisent aussitôt ses désirs en formules et lui donnent, avec la même certitude, une élévation toute différente de celle qu'elles fournissent à l'architecte, avec des lignes fuyantes, inégales et défonnées, mais non moins certaines et exactes.

Le monument est le même, mais deux certitudes mathématiques opposées en rendent compte suivant les points de vue relatifs de deux observateurs. Mais dira-t-on, la réalité est du côté de l'architecte et le "trompe-l'œil" du côté du peintre. Qu'en savez-vous, si ce n'est par l'expérience de vos sens, comme le mot trompe-l'œil l'indique, et qui vous dit que la perspective ne nous ouvre pas tout justement un domaine plus réel, plus élevé et plus universel en matière d'art?

Des lois d'attraction des lignes et des masses, obscurément pressenties par les architectes antiques, les ont conduits à bomber vers le ciel les deux lignes supérieures d'un fronton triangulaire, pour résister dans leurs extrémités à l'attraction de la ligne le fronton moderne de la Madeleine. Des observations analogues les conduisirent à incliner leurs colonnes extrêmes pour qu'elles pamssent droites.

Où est la réalité? Dans la conception qui déforme, sous prétexte de réalité, ou dans celle qui satisfait aux lois secrètes de l'art, et rend un chef-d'œuvre parfait? Observons une auto de course qui passe en pleine vitesse devant nous. Le son du moteur venant vers nous est aigu et grave immédiatement en s'éloignant; rien de plus simple à expliquer relativement à nous, mais en faisant intervenir une nouvelle notion de vitesse indépendante de celle du son. Quelle est la vérité la plus complète pour notre conscience? Celle évidemment qui rend compte des sensations plus complètes. Mais voici qui est plus important: le châssis, en vitesse, nous paraît plus court qu'il n'est en réalité. Quant aux roues, que nous savons rondes, elles se présentent à nous sous l'aspect d'ovales allongés, inclinés en haut dans le sens de la marche: O.

Simple illusion évidemment qui se modifie suivant la position de l'observateur, mais illusion que partage également un œil mécanique: l'appareil photographique, et illusion que le calcul peut réduire en formule. Il est évident, en effet, que le haut de la roue va plus vite que le bas, puisque son mouvement s'ajoute à celui de la voiture, au lieu de s'en soustraire par un retour en arrière; j'entends naturellement par rapport à l'observateur, puisqu'il est évident que le mouvement propre de la roue est constant dans toutes ses parties, par rapport à son axe. Il faut retenir d'une pareille constatation:

1° Que toute observation dans le domaine physique est relative et n'a de valeur que par rapport à l'observateur;
2° Qu'il ne convient point de parler d'illusions ou de réalités, la réalité n'étant qu'une observation dont on croit à la légère tenir tous les éléments et l'illusion une observation dont on sait qu'il convient de dégager des éléments nouveaux et inconnus;
3° Que la science a pour rôle, non d'expliquer cet inconnu, mais de donner un symbole approché de notre observation qui fixe la place de cet inconnu et facilite ainsi des recherches ultérieures.

Supposons maintenant que nous appartenions à un monde à deux dimensions, et que notre œil, ignorant l'accommodation, ne puisse concevoir que des surfaces planes. Voici un signal carré que l'on fait tourner devant nous d'un quart de tour. Nous constatons qu'il s'aplatit progressivement en forme de losange irrégulier, puis s'évanouit complètement laissant la place à une ligne droite.
Peut-être annoncerons-nous gravement que ce plan s'est réduit à l'infini, peut-être dirons-nous qu'il n'appartient plus qu'à un monde à une dimension? Qu'adviendra-t-il alors si un penseur, imaginant le monde à trois dimensions, annonçait que, non seulement le carré primitif subsiste, mais que sa révolution a engendré un monde plus vaste et plus compréhensif? Les défenseurs de la réalité le tiendraient sans doute pour fou."

Paul Nougé (1895-1967) in Fragments, Didier Devillez Éditeur, Bruxelles, 1998.

Tongue in Cheek a reçu le soutien de Ministerie van de Vlaamse Gemeenschap, Bruxelles. La project room de Graham Fagen a reçu le soutien du British Council.