Du 15 juin au 21 août 2005, The Suspended Moment, exposition collective avec Otto Berchem, Victor Boullet, Angela Bulloch, Bernard Frize, Felix Gonzales-Torres, Dan Graham, Naoya Hatakeyama, Roni Horn, Gerald Van Der Kaap, Paul Kooiker, Thomas Rentmeister, Fabien Rigobert, Karin Sander, Jörg Sasse, Hrafnkell Sigurdsson, Sam Taylor-Wood, Diana Thater, Jeff Wall, Erwin Wurm, sur un commissariat d'Hilde Teerlinck.

Cette sélection intuitive et très personnelle d'œuvres de la collection H&F s'inspire notamment de la publication Girlfriend in a coma de Douglas Coupland. Sans doute suffit-il d'énumérer les titres de quelques chapitres:

• Si cela dort, c'est que c'est vivant
• Penser au futur signifie que tu veux quelque chose
• Une tristesse mondaine
• Plus vrai que toi-même
• Le futur et la vie après la mort sont deux choses complètement différentes
• Un jour tu vas parler avec toi-même
• Le destin est capricieux
• Le futur est plus extrême que tu ne penses
• Rêver pendant que tu es éveillé

Cela me fait aussi d'emblée penser à Eyes wide shut, le dernier film de Stanley Kubrick. Le titre The Suspended Moment joue en effet sur une contradiction similaire. Il parle de tension, de suspense (comme dans l'univers cinématographique), mais confronte cette émotion, cette excitation avec le côté fugace et passager de l'instant.

J'appartiens à une génération dont la vie quotidienne est, de plus en plus, dominée par un rythme sans cesse plus trépidant. Nous sommes constamment bombardés par une overdose d'images, d'informations et d'impressions qui exigent toute notre attention. Je me suis donc posé la question suivante: "Que se passerait-il si nous pouvions arrêter nos montres pour un moment?"
Cette sélection tirée de la collection H&F offre, selon moi, une occasion unique de s'offrir un moment de pause.

Les artistes que j'ai sélectionnés semblent tous s'être penchés (peut-être inconsciemment) sur une problématique comparable. Peu importe qu'ils soient peintres, vidéastes, sculpteurs ou photographes. On retrouve quelque part dans leurs œuvres des préoccupations communes. Ce n'est pas un hasard si l'œuvre de tous ces artistes est généralement ancrée dans une réalité brute et parfois corrosive. Victor Boullet nous montre l'intérieur de salles d'opération, avec un regard clinique et aseptique. Des moments atroces, pendant lesquels hommes et animaux sont en situation de sommeil / d'éveil. À première vue, les puzzles de Félix Gonzalez-Torres semblent anodins et inoffensifs dans leur emballage stérile. Mais il suffit de se dire que ce travail a été réalisé par un artiste séropositif pour en saisir la portée véritable. L'auteur parle de sentiments intimes, de la vie et de la mort. Le fait qu'il évite toute théâtralité et tout pathos superflu rend ses travaux particulièrement peignants. On retrouve une même approche poétique chez Otto Berchem. Son installation Deadheading est minimale, mais éveille de sublime manière toute une série de références. Ses fleurs mortes se transforment en une véritable "nature morte". Leur beauté absolue nous séduit et leur fin tragique nous amène à réfléchir.

On retrouve un point de départ comparable chez Naoya Hatakeyama. Dans sa série Blast, l'artiste montre des instantanés d'explosions à l'intérieur de mines japonaises. Nous voyons comment l'industrie sans scrupules d'aujourd'hui fait exploser des montagnes centenaires pour, avec les matériaux extraits, construire de nouvelles habitations ou des autoroutes. Au sens littéral, ces travaux peuvent être interprétés comme une agression du passé. L'être humain semble condamné à détruire l'ancien pour créer du neuf. Sa série Slow Glass revêt une connotation plutôt nostalgique, mais reprend, d'une certaine manière, la même problématique. L'artiste a décidé, sur la base d'une histoire de science-fiction, de réaliser une série de photos avec, en guise de filtre, une vitre de voiture mouillée par la pluie. Ce 'road movie' aux relents autobiographiques met en scène des paysages ordinaires de Milton Keynes, en Angleterre: on voit un restaurant MacDonald's, les lignes sur l'autoroute... Autant de moments figés qui semblent emprisonner les moindres fragments du passé. La vidéo de Fabien Rigobert renferme une tension analogue. Il nous confronte avec des clichés représentant un accident. Nous voyons, au ralenti, deux victimes gisant à même le sol. Nous savons intuitivement que tout s'est passé très vite. Les premiers témoins visuels apparaissent, suivis d'autres personnes. En ralentissant les images, Rigobert décortique les réactions des différents personnages. Il présente au spectateur certaines émotions complexes (comme la compassion ou l'angoisse), de façon très analytique.

Sam Taylor-Wood procède de façon similaire. Sa vidéo (un danseur qui exécute une chorégraphie acrobatique au-dessus des têtes d'un quatuor à cordes) est époustouflante. Danger et risque sont présentés de pair avec une extrême beauté . Dans ses travaux photo, l'artiste arpente cette voie délicate, sérieusement mais sans scrupules, et distille des affirmations sensées sur des thèmes aussi chargés d'émotions que la vie et la mort.

En tant qu'artiste, Gerald Van Der Kaap puise dans les images à connotation autobiographique qu'il collectionne. Il sait s'y prendre pour camoufler les scènes les plus ordinaires (tragiques ou tendres). En tant que spectateurs, nous sommes confrontés à une sorte d'after-image virtuel qui garde néanmoins toute la charge émotionnelle de départ. C'est lui qui a réalisé la page de couverture avant et arrière de cette publication, en gardant toujours à l'esprit les réalisations des autres artistes de l'exposition.

Le travail d’Erwin Wurm demande une participation immédiate. Son piédestal intitulé Hold your breath and think about Spinoza est une de ses One minute sculptures. Pour activer la sculpture et, d’une certaine manière, lui ‘donner vie’, le visiteur doit prendre place sur le podium et agir pendant une minute, sur la base d’un dessin d’instruction et d’un texte. Par son inspiration qui renvoie à la philosophie, cet objet crée un lien vers d'autres œuvres plus méditatives de la sélection.

Diana Thater, par exemple, joue elle aussi avec la participation du public dans son installation White is the color. L'éclairage au néon et la vidéo créent un environnement particulier qui invite le spectateur à prendre le temps d'observer les moindres changements dans la configuration globale de l'installation. L'auteur tente, par des interventions minimales, de créer un type d'univers nouveau auquel sont associés certains sentiments intimes.

Roni Horn fait preuve d'une obsession comparable pour les petits décalages presque imperceptibles de la vie quotidienne. Elle fige avec obsession le cours de la Tamise; un travail d'une rigueur et d'une précision dignes d'un chercheur scientifique, si ce n'est que les images sont sous-titrées par des références littéraires et autres textes poétiques. Ses portraits d'animaux pourraient également être confondus avec les observations de biologistes. Le simple fait de présenter les images sous la forme de diptyques montre clairement que le message que souhaite faire passer l'artiste est tout autre. Elle fait appel à l'art du regard, à l'importance de l'observation et à la perception.

L'approche de Karin Sander est presque scientifique. Ses sculptures sont des répliques exactes de personnes ou d'objets actuels, à l'échelle 1:10. À l'instar de Marcel Duchamp, Karin Sander se détache, d'une certaine manière, de son statut ou de sa mission d' "artiste" et réalise des "ready-mades" préparés par une machine 3D. Ses petites sculptures, prototypes réduits d'un instant "parfait", constituent une critique lumineuse de notre société où tout est généralisé et copié de façon systématique, et nous confrontent avec la réalité à l'état brut.

L'installation d'Angela Bulloch s'inspire d'un autre artiste emblématique, l'artiste conceptuel français Cadere. En hommage à ses fameuses "cannes" colorées, elle réalise ainsi une sculpture faisant défiler des couleurs, indéfiniment, comme hors du temps.
Les tableaux de Bernard Frize ont également pour thème l'influence de la couleur sur l'esprit humain. L'objectif de ses expériences chromatiques apparentées au travail de Prudenzio Irazabal est de déclencher des émotions. Et pourtant, il ne s'agit que d'interventions minimales et furtives sur la toile. Ces expériences ressemblent, quelque part, à un tableau qui apparaît un seul instant avant de disparaître à nouveau.

Une goutte de peinture sur le sol - presque sèche, mais pas encore tout à fait. Voilà comment Thomas Rentmeister définit généralement ses sculptures. Il les qualifie d'"escales". Ses créations semblent en effet attendre un nouvel avenir. Elles ont l'air de s'être posées provisoirement quelque part, sans être sûres de leur destination définitive.

L'œuvre de Jörg Sasse regorge d'un sentiment comparable. Les images hyper-esthétiques qu'il présente sont des passages, des halles bienvenues dans un voyage interminable. Jörg Sasse emporte le spectateur, le séduit et l'amène soudain à conclure que la roue de la foire continue de tourner alors même que nous nous tenons immobiles à côté d'elle.

Cette expérience est aussi présente chez Hrafnkell Sigurdsson. Le paysage islandais qui sert de cadre à ses photos respire la sérénité, le calme et la tranquillité quand soudain, une des tentes parfaitement visibles se met à basculer. La vie est pleine de moments inattendus... Les photographies de Paul Kooiker ressemblent à des prises de vue innocentes et floues d'un photographe amateur. Le titre Chasing & Hunting nous fait penser à l'attitude d'un homme préhistorique. On imagine alors le photographe dans la peau d'un primate qui chasse sa proie. Ses modèles fuient à la vitesse de l'éclair, mais l'auteur parvient tout de même à fixer leur silhouette avec sa caméra. Il tente, en vain. d'emprisonner une réalité ou une fiction et insiste ainsi sur le moment fortuit. Son échec se transforme en une oeuvre sublime.

On peut, à partir de l'œuvre de Jeff Wall Little Children, établir un parallélisme avec le dos de cette publication. Ce travail prévu à l'origine pour un "Children's Pavilion" pensé en collaboration avec Dan Graham, est doublement chargé d'émotions. Il ressemble tout d'abord à une apologie enthousiaste de la jeunesse dans le style "United Colours of Benetton". Et pourtant, si on analyse l'œuvre de plus près, on observe des enfants de races / classes différentes confrontées à des "cieux" artificiels qui ne sont pas faits uniquement de rêves ou de nuages, mais dans lesquels des hélicoptères militaires tournoient également.

La contribution de Dan Graham est elle aussi plutôt méditative. Son Three Moon Pavilion est une maquette destinée à une sculpture publique, avec des entrées et sorties circulaires qui semblent faire référence aux photos du type "Jeff Wall". Les deux œuvres datent plus ou moins de la même époque. Graham établit néanmoins un lien avec la philosophie orientale : ses ouvertures sont des "portes lunaires" invisibles ou transparentes le jour - mais qui, la nuit, se transforment soudain miraculeusement sous l'éclairage lunaire. La terre et le ciel semblent ainsi liés l'un à l'autre, de façon mystérieuse.

The Suspended Moment est une exposition qui - comme l'indique le titre - doit être vécue. Elle doit, comme l'œuvre de Graham, être expérimentée de façon subjective et fait appel à la sensibilité personnelle de chacun. Elle est constituée de fragments et de moments sélectionnés personnellement par chaque artiste, pour des raisons très précises. Je vous conseille de prendre le temps et de vous arrêter - même pour une minute - histoire de découvrir personnellement le point de vue de chaque artiste.
Car finalement "You can't remember what you chose to forget" (on ne peut se souvenir de ce qu'on a choisi d'oublier).

—Hilde Teerlinck

Cette exposition a été organisée en partenariat avec le MARCO, Museo de arte contemporánea, Vigo (Espagne); Tadu Contemporary Arts Center, Bangkok (Thaïlande); Kunstencentrum Z33, Hasselt (Belgique); et le Centraal Museum, Utrecht (Pays-Bas), où elle a voyagé entre 2005 et 2008.